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Sophie Maddocks

Tous les jours, l’expression « pornovengance » apparaît dans les grands titres des journaux à travers le monde. Traduit en plusieurs langues, le terme anglophone revenge porn entre dans le vocabulaire des gens d’un peu partout, en Chine comme en France. Malgré sa popularité grandissante, une recherche publiée en 2018 a mis en évidence un rejet universel du terme « pornovengeance » parmi la communauté militante et chercheuse. Le considérant comme un terme trompeur, ces militantes et chercheuses ont entrepris de proposer des alternatives plus précises. Dans cet article, nous aborderons en 5 raisons pourquoi nous, féministes, devons suivre leur exemple et éliminer les expressions « pornovengeance » de notre vocabulaire. Basé sur l'expertise des militantes anti « pornovengeance », cet article propose de remplacer ce terme par l’expression « diffusion non consentie d'images intimes », initialement proposée par Coding Rights et InternetLab.

La diffusion non consentie d’images intimes est un nouvel outil de domination fabriqué sur une vieille ligne de production patriarcale. En tant que féministes, la logique sexiste derrière ces images partagées sans consentement nous est familière. Nous savons que les jeunes femmes célibataires sont ciblées de façon disproportionnée.[1] Nous savons que c’est un outil de contrôle utilisé par une variété d’acteurs comme des partenaires violents, des trafiquants sexuels, des hackeurs, des fraudeurs et des voyeurs. Que ce soit dans un tract, un DVD ou un groupe Whatsapp, nous savons que ce genre de diffusion non consentie réduit au silence d’innombrables victimes chaque jour en plus de leur susciter de la honte. Plusieurs personnes en viennent même à réduire leurs activités en ligne lorsqu’elles subissent la menace que leurs images intimes soient dévoilées. Bref, la diffusion non consensuelle d’images intimes reproduit les relations de pouvoir existantes. Les recherches démontrent que ce sont les personnes de la diversité sexuelle et de genre, les femmes racisées, les personnes à faible revenu, les communautés autochtones et les personnes handicapées qui sont le plus affectées.[2] Le phénomène a pris la forme d’un réseau international de violences et transcende maintenant les frontières législatives.[3] Par ailleurs, la résistance féministe à cette violence s’étend partout dans le monde. Que ce soit par les manifestantes de Corée du Sud, les défenseures des droits des femmes au Zimbabwe ou les groupes de pression en Inde; la diffusion non consentie d’images intimes est contestée de toute part et sous toutes ses formes. Et déconstruire le terme « pornovengeance » fait partie de cette résistance.

1. Ce n’est pas de la « vengeance »

La vengeance, c’est le fait de blesser une personne pour la punir d’une injure, d’un dommage qu’elle a causé. Toutefois, lorsqu’une personne partage des images de façon non consensuelle, c’est rarement en réponse à une réelle faute. Le « pornovengeur » agit plutôt par rancune lorsqu’il vit une rupture. Il peut avoir des motivations financières lorsqu’il publie des images nues ou des vidéos explicites en échange de rémunération ou lorsqu’il fait du chantage économique auprès de la victime. Il peut tout simplement être motivé par un désir voyeuriste d’exposer l’intimité d’autrui. En utilisant le mot « vengeance », ça pousse à supposer que les victimes ont commis un préjudice initial pour lequel elles devraient être punies.

La vengeance n’est pas le principal moteur de la diffusion non consentie d’images intimes. Certaines théoriciennes avancent que sous la vengeance se trouve en fait une « logique de outing ».[4] Selon cette logique, les personnes qui exposent l’intimité d’autrui peuvent en retirer du pouvoir physique, psychologique et économique. Cet élément est central dans la création, la diffusion et la consommation non consensuelle d’images intimes. Puisque blâmer les victimes est normalisé socialement, cela permet aux gens d’exposer l’intimité d’une femme sans ressentir aucune culpabilité. Le contenu regardé est vu comme « réel », alors on porte le blâme sur la victime puisqu’elle aurait consenti à être filmée. À cela, s’ajoute l'omniprésente fétichisation du non-consentement des femmes, allant des panneaux publicitaires à la porno hardcore. Ces deux normes sociales prévalentes ont permis à la diffusion non consentie d’images intimes de proliférer, même chose pour l’expression « pornovengeance ». À chaque fois que nous utilisons ce terme, nous nourrissons le blâme envers les victimes et nous cachons les actions des abuseurs qui créent et consomment sciemment ces images.

2. Ce n’est pas de la « porno »

En utilisant le terme pornographie, on confond les contenus visuels privés avec les contenus publics destinés à la consommation de masse. On présente alors les victimes comme des actrices porno consentantes. En parlant de « porno », la notion de préjudice est encore plus déformée puisque la diffusion non consentie d’images et la porno amateure se côtoient sans distinction sur les sites de films pour adultes. Sur ces sites, la fiction et la réalité se confondent dangereusement. Les spectateurs et spectatrices ne savent pas si le non-consentement est réel ou fictif ou si les personnes filmées ont réellement consenti à l’être. Comme le fait remarquer la juriste Mary Anne Franks, nous vivons aujourd’hui dans une société de « voyeurs » : les gens peuvent voir les manifestations les plus extrêmes de leurs fantasmes dans la vie réelle sans avoir à penser au consentement des personnes qu’ils regardent. La diffusion non consentie d’images intimes est devenue une branche lucrative de l’industrie pornographique. Lorsqu’on dit « pornovengeance » ou « pornodivulgation », on contribue de façon tacite à la consommation d’images intimes produites et diffusées sans consentement.

3. Ce n’est pas du divertissement

En 2018, des dizaines de milliers de Coréennes ont manifesté à Seoul contre l’usage massif de caméras de surveillance dans les endroits publics. Parmi leurs slogans, il y avait : « ma vie n’est pas ton porno » et « je ne suis pas de la porno coréenne ». Ceux-ci mettent en lumière un des problèmes derrière le mot « pornovengeance » : il tend à présenter un acte préjudiciable comme un divertissement. L’expression, sensationnaliste et obscène, correspond parfaitement à ce que recherchent les journaux. Ce genre de journalisme ne rend aucunement justice à l’expérience diverse des victimes. Ce sont les militantes et les chercheuses qui racontent les vrais récits de ces diffusions non consenties d’images intimes.

Les bulletins de nouvelles tendent à se concentrer sur un petit nombre de victimes qui sont des célébrités. À l’inverse, les militantes montrent plutôt l’omniprésence du phénomène dans nos vies quotidiennes. Ces militantes s'assurent que les besoins des victimes qui n’ont pas beaucoup de soutien public, comme les travailleuses du sexe, sont représentés.

« Lorsqu’une femme quitte une relation violente ou de contrôle, c’est très rare qu’elle ne subisse pas ce genre de comportements virtuels. » Militante contre la violence conjugale, Australie [5]

En utilisant continuellement « pornovengeance » ou d’autres expressions qui blâment les victimes, les médias traditionnels ont contribué à la création de campagnes de sensibilisation inadéquates. Ces campagnes ciblent les femmes en leur conseillant de ne partager aucun contenu intime. Plutôt que de limiter la liberté d’expression des personnes, les campagnes devraient se concentrer sur les responsables et les témoins. Dans un rapport publié en 2017, le Lobby européen des femmes a voulu changer la donne en utilisant des termes qui ciblaient les abuseurs. Elles ont dressé une liste de profils types et on y retrouve entre autres le cyberharceleur, le recruteur, le voyeur, le violeur numérique, etc. Pour chaque type, le rapport présente ses lieux et stratégies habituelles.

« Je pense qu’il faut recadrer le message. Les témoins peuvent intervenir avant qu’une photo soit prise sans consentement ou avant qu’une image soit partagée sans consentement. Les personnes peuvent refuser de transférer cette image et contacter la victime pour lui dire que ses images intimes ont été partagées. » Chercheuse, Australie

Des activistes œuvrant dans des milieux hostiles ont trouvé des façons créatives de sensibiliser au fait que ces partages non consentis sont un crime, et non un divertissement. Une des seules façons pour les victimes de réclamer leur identité « réelle » en ligne est de remplir des rapports de signalement, et cette option n’est pas même pas accessible à toutes. Dans ce contexte, la création et la consommation de contenus libérateurs sont une forme essentielle de résistance. Que ce soient les guides féministes en sécurité numérique, les gifs, les memes ou les BDs, ces contenus permettent aux victimes de reprendre le contrôle sur la technologie qui les a fait taire. En créant leurs propres contenus, les militantes encouragent une existence en ligne sans honte qui renverse la « logique de outing » nommée plus tôt.

« Je pense que les médias peuvent avoir un effet vraiment énorme sur des enjeux comme celui-là. Cet effet est souvent sous-estimé. Si on cadrait bien le message, on pourrait arrêter la stigmatisation des jeunes femmes dans cette situation. Et on pourrait pousser les jeunes hommes à comprendre que de partager ces images, c’est pas cool. » Créatice de contenus, États-Unis

La production de médias subversifs sur leurs propres plateformes permet une reprise de pouvoir par les utilisatrices. Toutefois, les militantes qui tentent de changer le discours entourant la « pornovengeance » sont elles-mêmes la cible de surveillance et de harcèlement. Des groupes anti-cyberharcèlement, comme Heart Mob, contestent directement ces attaques. Les militantes du groupe BADASS utilisent quant à elle Facebook comme une base de données de « victimes ». Elles recherchent les profils des femmes pour les alerter que leurs images intimes sont diffusées, offrent du support, de la solidarité et du soutien juridique. Dans leur rapport de 2017, le Lobby européen des femmes présente une liste exhaustive d’organisations et d’initiatives similaires qui luttent contre le cyberharcèlement. Tandis que les activistes créent de nouveaux chemins de résistances, de plus en plus de victimes brisent le silence, armées d’un vocabulaire qui ne les blâme pas et ne les stigmatise plus.

4. Ce n’est pas nouveau

En 1953, des photos de Marilyn Monroe, nue, étaient imprimées sans son consentement dans la toute première édition du magazine Playboy, vendue à 50 000 exemplaires. Monroe avait fait ces photos alors qu’elle était une jeune actrice en difficulté. Elles ont été diffusées plus tard, sans son consentement et pour le profit de quelqu’un d’autre. Cet exemple nous montre comment la « pornovengeance » existait bien avant qu’on la nomme ainsi. Ces photos circulent toujours sur internet, à côté des images intimes partagées sans consentement d’aujourd’hui. En passant de la caméra argentique, à la vidéocassette, à la webcam, les nouveaux outils technologiques ont de plus en plus assouvi nos désirs de voyeurisme par des moyens s’approchant de la surveillance. Il existe d’énormes bases de données numériques, alimentées massivement par des utilisateurs, qui cataloguent des photos prises sans le consentement des victimes, comme le site « Creepshots » qui se présente comme le guichet unique des photos de « fesses, seins, décolletés, jambes et mini-jupes ».

En parlant de « pornovengeance », on efface la dimension historique de l’enjeu. De plus, cela cache les liens évidents entre la diffusion non consentie d’images personnelles et d’autres crimes qui briment le consentement des femmes, comme le harcèlement de rue et le viol. L’expression « pornovengeance » présente un vieux problème comme si c'était une nouveauté numérique. On occulte ainsi la réalité que les femmes vivent des formes d’abus en ligne beaucoup plus graves et dangereuses pour leur vie à cause de leur genre.

« La solution n’est pas technologique et elle n’est pas dans la loi non plus. Le problème, ce n’est pas internet et ce n’est pas Facebook. Ce ne sont pas les forums, ni 4chan, ce n’est pas Twitter, ni l’anonymat ou la liberté d’expression. Le problème, c’est qu’on vit dans une culture patriarcale qui s’exprime en ligne comme hors ligne. » Militante, Amérique latine.

5. Ce n’est pas si simple

On utilise souvent le terme « pornovengeance » pour toute une série de crimes différents. En Australie, une femme vole les photos intimes d’un couple pour les partager en ligne. En Irlande, des utilisateurs de Facebook impriment des photos d’adolescentes en bikinis pour leur éjaculer dessus et ensuite les republier sur la plateforme en identifiant les victimes. Au Royaume-Uni, des photos nues non consensuelles sont utilisées par un abuseur pour contrôler sa victime, pendant qu’un groupe de femmes est la cible de hackers qui volent des images intimes dans le Nuage. Tous ces scénarios sont des exemples de « pornovengeance ». Toutefois, ce terme évoque généralement un seul scénario dans l’esprit des gens : celui d’un ex-petit ami jaloux qui cherche à faire du mal à son ancienne petite amie en exposant son corps, en contrôlant sa représentation et en portant atteinte à sa réputation. L’expression simplifie à l’extrême un ensemble complexe de violences. Dans plusieurs contextes, ceci a mené à la création de cadres législatifs limités aux intentions revanchardes de l’abuseur plutôt que basés sur le consentement de la victime.[6]

Certaines militantes sont déterminées à aborder la diffusion non consentie d’images intimes comme une question à part entière par le biais de changements législatifs. Mariana Valente présente ici plus en détail les risques et les opportunités de cette stratégie. Des militantes ont également fait campagne pour une législation internationale contre cette forme d’abus en ligne et d’autres violences virtuelles. Après plusieurs années de campagne (résumée ici par Jan Moolman), le rapport du CDH de 2017 reconnaît explicitement la diffusion non consentie d’images intimes comme une forme de violence sexiste en ligne.

Certaines militantes positionnent l’enjeu dans le cadre d'une campagne plus large de défense des intérêts des femmes. Particulièrement dans les régions où les anciennes lois coloniales et/ou les nouvelles lois sur l'obscénité criminalisent et accusent les victimes d’avoir créé des contenus « immoraux ». Dans ces contextes, il est stratégiquement important de faire connaître cette forme de violence en ligne comme un « enjeu de femmes » afin que les organisations féministes locales se les approprient.

« Il y a encore cette croyance que la pornovengeance est auto-infligée. À cause de ça, l’enjeu ne retient pas la même attention que d’autres questions comme celle de l’héritage des femmes. Mais je pense que ce genre d'approche fragmentaire ne va pas nous aider dans la lutte. Nous devons être capables de nous attaquer aux différentes manifestations de la discrimination de genre au fur et à mesure qu'elles se présentent, en particulier ces nouvelles formes » - Chercheuse, Afrique

Alors que certaines militantes cherchent à réformer les lois et les règlements, d'autres adoptent une approche plus contestataire. Ces dernières considèrent que le problème de la diffusion non consentie d’images intimes est perpétué par l’État et les entreprises qui contrôlent le cyberespace. Elles ont ce que Mariana Fossatti appelle une approche technopolitique, critique et essentielle : elles soulignent que toute tentative de « régler » le problème des diffusions non consenties d’images intimes ne pourra se faire sans s’attaquer aux systèmes sous-jacents qui les perpétuent.

Le projet pilote d'images intimes non consensuelles de Facebook est une « solution rapide » qui met toute victime potentielle en alerte : si elle pense que ses images ont été divulguées, elle doit anticiper sa propre victimisation en envoyant ses photos à Facebook. Avec la création de ce type d’outils, même les entreprises avec les équipes de sécurité les mieux intentionnées ne peuvent pas s'attaquer au problème plus large de la perte de pouvoir des victimes. Dans cet article, Joana Varon et Paz Peña dressent la liste des mesures que les entreprises pourraient prendre pour lutter contre la violence basée sur le genre de manière globale. Avec une solution rapide, on fait inévitablement plus pour protéger le prix des actions d'une plateforme que pour protéger les utilisatrices.

« Les militantes sont toujours en train de modifier Facebook, et de l’utiliser pour faire quelque chose que Facebook n’avait pas pensé. Je crois que les personnes sont assez courageuses, bonnes et créatives pour concevoir n’importe quel outil. Mais on doit comprendre que l’outil en soi est une source d’exploitation. Le profilage, l’algorithme, il n’est pas là pour soutenir la diversité ou les minorités » - Militante, Europe
 
Avec la montée de la diffusion non consentie d’images intimes, nous sommes arrivées à ce moment où certaines victimes sont entendues, et d’autres sont réduites au silence dans un internet de « seconde zone ». Dans cet environnement de contrôle centralisé, d’individualisme radical et d’inégalité numérique, nous devons nous connecter à travers les contextes pour tendre vers un internet alternatif, féministe et décolonisé. Nous sommes aussi face au moment où les gouvernements légifèrent contre les abus en ligne et où les attitudes du public changent. La responsabilité des plateformes en matière de contenu et de données d’utilisation reste encore à déterminer. En cette période de bouleversements, un petit changement de vocabulaire pourrait avoir une grande influence sur les politiques et la perception du public.

Vous pouvez consulter l'article original en anglais publié sur GenderIT.

[1] Des études menées aux États-Unis, en Australie, en Jamaïque et en Inde indiquent que les hommes et les femmes subissent tous deux la diffusion non consentie d’images intimes, mais que ce sont les femmes - en particulier les jeunes femmes célibataires - qui subissent les préjudices les plus graves.
[2] Ibid.
[3] Le terme « violence en réseau » (networked violence) est utilisé par Ganaele Langlois et Andrea Slane dans leur article de 2017 intitulé « Economies of Reputation" : The Case of Revenge Porn »
[4] Dans son livre de 2016, Updating to Remain the Same, Wendy Hui Kyong Chun reprend l'« épistémologie du placard » d'Eve Sedgwick pour explorer la "logique de la outing" qui alimente la « pornovengeance ».
[5] Les citations figurant dans cet article proviennent d'entretiens réalisés dans le cadre de la thèse de maîtrise de l’autrice, intitulée « Against Revenge Porn: A contemporary history of Thought and Action ». Ces entretiens (mais pas ces citations particulières) ont également alimenté l'article de recherche de 2018 intitulé "From Non-consensual Pornography to Image-based Sexual Abuse : Charting the Course of a Problem with Many Names".
[6] L'influence du terme « pornovengeance » sur les débats législatifs au Royaume-Uni est abordée par McGlynn et Rackley dans leur article de 2017. Le livre de Henry et Powell, Sexual Violence in a Digital Age, publié en 2017, propose une réflexion plus large sur la législation contre la « pornovengeance ».